LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Mikhaïl Lermontov

(Лермонтов Михаил Юрьевич)

1814 — 1841

 

 

 

 

LE DÉMON

(Демон)

 

 

 

1842

 

 

 

 

 


Traduction de A. de Villamarie, Paris, Librairie parisienne, 1884 ; réédité chez P.-V. Stock, 1904.

 

 

 

 


TABLE

 

PREMIÈRE PARTIE

DEUXIÈME PARTIE

 

 

 


PREMIÈRE PARTIE

 

I.

 

Un ange déchu, un démon plein de chagrin, volait au-dessus de notre terre pécheresse. Les souvenirs de jours meilleurs se pressaient en foule devant lui, de ces jours où, pur chérubin, il brillait au séjour de la lumière ; où les comètes errantes aimaient à échanger avec lui de bienveillants et gracieux sourires ; où, au milieu des ténèbres éternelles, avide de savoir, il suivait, à travers les espaces, les caravanes nomades des astres abandonnés ; où enfin, heureux premier-né de la création, il croyait et aimait ; il ne connaissait alors ni le mal ni le doute ; et une monotone et longue série de siècles inféconds n’avaient point encore troublé sa raison… Et encore, encore il se souvenait !… Mais il n’était plus assez puissant pour se souvenir de tout.

 

II.

 

Depuis longtemps réprouvé, il errait dans les solitudes du monde sans trouver un asile. Et cependant les siècles succédaient aux siècles, les instants aux instants. Lui, dominant le misérable genre humain, semait le mal sans plaisir et nulle part ne rencontrait de résistance à ses habiles séductions. Aussi le mal l’ennuyait…

 

III.

 

Bientôt le banni céleste se mit à voler au-dessus du Caucase. Au-dessous de lui, les neiges éternelles du Kazbek[1] scintillaient comme les facettes d’un diamant ; plus bas, dans une obscurité profonde, se tordait le sinueux Darial[2], semblable aux replis tortueux d’un reptile. Puis le Terek[3], bondissant comme un lion à la crinière épaisse et hérissée, remplissait l’air de ses rugissements ; les bêtes de la montagne, les oiseaux décrivant leurs orbes dans les hauteurs azurées écoutaient le bruit de ses eaux ; des nuages dorés, venus de lointaines régions méridionales, accompagnaient sa course vers le nord et les masses rocheuses, plongées dans un mystérieux sommeil, inclinaient leurs têtes sur lui et couronnaient les nombreux méandres de ses ondes. Assises sur le roc, les tours des châteaux semblaient regarder à travers les vapeurs et veiller aux portes du Caucase comme des sentinelles géantes placées sous les armes. Toute la création divine était aux alentours, sauvage et imposante ; mais l’ange, plein d’orgueil, embrassa d’un regard dédaigneux l’œuvre de son Dieu et aucune de toutes ces beautés ne vint se refléter sur sa figure hautaine.

 

IV.

 

Puis le tableau changea ; une nature pleine de vie s’épanouit à ses regards ; les luxuriantes vallées de la Géorgie se déroulèrent au loin comme un magique tapis. Terre heureuse et florissante !… Les silhouettes des ruines, les ruisseaux à l’eau rapide et murmurante et au fond parsemé de cailloux aux mille couleurs ; les buissons de roses sur lesquels les rossignols à la voix douce, chantent la plaintive beauté que rêva leur amour ; les ombrages des platanes touffus, entremêlés de lierre abondant ; les grottes où les timides chevreuils se réfugient aux jours brûlants ; l’éclat, le mouvement, le murmure des feuilles ; le bruit sonore de mille voix ; l’haleine parfumée de mille plantes ; la voluptueuse ardeur du milieu du jour ; les nuits toujours humides d’une rosée odorante ; les étoiles du ciel, brillantes comme le regard et les yeux des jeunes Géorgiennes. Mais hormis une froide jalousie, cette nature splendide n’éveilla dans l’âme insensible du proscrit, ni nouveau sentiment, ni nouvelle aspiration et tout ce qu’il voyait devant lui, il le méprisait et le détestait.

 

V.

 

Cette grande demeure, ce palais spacieux, le vieux Gudal aux cheveux blancs les a bâtis pour lui. Ils ont coûté bien des larmes, bien des fatigues aux esclaves soumis depuis longtemps à ses ordres. Au lever du jour, les ombres de ses murailles s’allongent sur les pentes des montagnes voisines. Des marches creusées dans le roc conduisent de la tour, placée à l’un des angles, au bord de la rivière. C’est en suivant cette rampe sinueuse, que la jeune princesse Tamara va puiser de l’eau à l’Arachva[4].

 

VI.

 

Toujours silencieuse, la sombre demeure, du haut des rochers escarpés, semble contempler les vallées. Mais en ce jour un grand festin a été servi dans ses murs ; la zourna[5] résonne et le vin coule à flot. Gudal marie sa fille ; toute la famille a été conviée au banquet. Sur la terrasse couverte de tapis, la fiancée est assise parmi ses compagnes et les heures s’écoulent oisivement pour elle au milieu des jeux et des chants. Déjà le disque du soleil s’est caché derrière les montagnes lointaines. Les jeunes filles chantent en battant la mesure avec leurs mains et la jeune fiancée prend son bouben[6]. Tout à coup, le balançant d’une main au dessus de sa tête et plus rapide qu’un oiseau, elle s’élance : tantôt elle s’arrête et regarde autour d’elle et son œil humide scintille à travers ses cils jaloux ; tantôt elle joue gracieusement de la prunelle sous ses noirs sourcils ; puis, légère, se penche vivement et tandis que son petit pied adorable semble nager dans l’air, elle sourit avec une gaîté enfantine. Les rayons tremblants de la lune se jouant parfois tout doucement à travers une atmosphère humide, peuvent à peine être comparés à ce sourire animé comme la vie, comme la jeunesse.

 

VII.

 

J’en jure par l’astre des nuits, par les rayons du soleil levant ou couchant ! jamais monarque de la Perse dorée, jamais roi de la terre ne posa ses lèvres sur de pareils yeux. Jamais la fontaine jaillissante du harem, aux jours les plus brûlants ne lava de sa rosée perlée une semblable taille. Jamais la main d’un mortel couvrant de caresses un corps bien-aimé ne déroula une aussi belle chevelure. Depuis le jour où l’homme perdit le paradis, je le jure, jamais semblable beauté n’est éclose sous le soleil du midi.

 

VIII.

 

Pour la dernière fois, elle a dansé !… Hélas ! Demain l’attendent, elle l’héritière de Gudal, l’enfant gâtée de la liberté, le triste sort de l’esclave, une famille étrangère, une patrie inconnue. Et déjà des doutes mystérieux assombrissaient la sérénité de son visage. Mais il y avait tant de grâce harmonieuse dans sa démarche, tant d’expression et de naïve simplicité dans tous ses mouvements, que si le démon dans son vol l’eût regardée en ce moment, il se fut rappelé ses anciens frères célestes ; il se serait doucement détourné et aurait soupiré.

 

IX.

 

Et le démon la vit !… Et à l’instant même il ressentit dans tout son être une agitation étrange. Une bienfaisante harmonie vibra dans la solitude de son âme muette, et de nouveau il put comprendre cette divine merveille d’amour de douceur et d’incomparable beauté. Longtemps il admira cette tendre image et les rêves d’un bonheur évanoui se déroulèrent encore devant lui, comme une longue chaîne ou comme les groupes d’étoiles au firmament. Cloué par une force invisible, il fit connaissance avec une nouvelle tristesse et soudain le sentiment fit résonner en lui sa puissante voix d’autrefois. Était-ce un symptôme de régénération ? au fond de son âme, il ne pouvait trouver des paroles de perfide séduction. Devait-il oublier ? Mais Dieu lui refusa l’oubli et du reste, il ne l’eût point accepté !

 

X.

 

Le jour est à son déclin, et sur un superbe coursier, brisé de fatigue, le fiancé se hâte avec impatience vers le festin nuptial. Déjà il a atteint les vertes rives du limpide Arachva, et péniblement, pas à pas, courbée sous la lourde charge des présents, une longue file de chameaux s’avance et couvre au loin les détours nombreux du chemin. On entend le bruit de leurs clochettes !… Le roi de Cinodal lui-même conduit la riche caravane. Une ceinture serre sa taille svelte ; la garniture de son sabre et de son poignard brillent au soleil ; il porte sur ses épaules un fusil à la batterie reluisante et le vent joue avec les manches de son manteau, bordé tout autour de riches galons. À la selle et à la bride pendent des houppes de soie brodées aux mille couleurs, sous lui piaffe un fringant coursier à la robe dorée et sans prix ; il est déjà tout blanc d’écume ; c’est un enfant de Karabak[7] ; il dresse l’oreille et, plein de frayeur, souffle avec force ; puis, du haut des rochers, regarde avec ombrage les flots de la rivière à l’écume jaillissante. Le chemin que suit le rivage est étroit et dangereux ; à gauche le rocher ; à droite le lit profond de la rivière furieuse. Il est déjà tard. Sur les sommets couverts de neige le jour s’éteint et l’obscurité se fait !… La caravane hâta le pas.

 

XI.

 

À ce point de la route s’élève une chapelle. Là, depuis de longues années, repose en Dieu, un prince inconnu, qu’une main vengeresse immola et ce lieu est devenu depuis l’objet d’un culte. Le voyageur qui court au combat ou va à la fête, vient en tout temps prononcer dans la chapelle une fervente prière, et cette prière le protège contre le poignard musulman. Mais le jeune fiancé dédaigna la coutume de ses aïeux, et un esprit méchant le troubla avec une perfide vision. Au milieu des ombres de la nuit, il s’imaginait couvrir de baisers ardents les lèvres de sa jeune fiancée. Tout à coup dans l’obscurité, en avant de lui, deux hommes paraissent ; puis d’autres encore ; un coup de feu retentit ; qu’arrive-t-il ? Le prince intrépide se dresse sur ses étriers bruyants, enfonce son bonnet sur ses sourcils ; puis, sans articuler un mot, saisit d’une main la crosse de son fusil turc, fouette son cheval et comme un aigle fond en avant. Un second coup de feu retentit, puis un cri sauvage et un gémissement étouffé résonnent dans la profondeur de la vallée. Le combat n’a pas duré longtemps ; les timides Géorgiens ont fui de tous côtés.

 

XII.

 

Tout s’est apaisé. Pressés en foule, les chameaux regardent avec frayeur les cadavres des cavaliers et l’on entend parfois tinter leurs clochettes. La riche caravane est dépouillée et déjà les oiseaux nocturnes volent autour des corps des chrétiens. Hélas ! ils n’auront pas la sépulture paisible qui les attendait sous les dalles du monastère, où furent enterrées les dépouilles de leurs pères. Leurs mères et leurs sœurs, couvertes de longs voiles, ne viendront pas des pays lointains prier et sangloter tristement sur leurs tombes ! sous le rocher qui borde le chemin, seule, une main pieuse élèvera une croix en leur mémoire ; le lierre printanier l’entourera en grandissant de son réseau d’émeraudes comme une douce caresse ; et le pèlerin fatigué par une marche longue et pénible ne manquera jamais de se détourner de sa route pour venir se reposer à l’ombre du signe divin !…

 

XIII.

 

Un cheval plus rapide qu’un daim précipite sa course, souffle bruyamment et semble voler au combat. Tantôt il recule subitement après un bond et prête l’oreille au moindre souffle en dilatant ses larges naseaux : tantôt il frappe vivement le sol avec les clous de ses fers bruyants, secoue sa crinière éparse et repart follement en avant. Son cavalier silencieux chancelle à chaque pas sur les arçons et laisse pencher sa tête sur l’encolure. Déjà il a abandonné les rênes et ses pieds se sont enfoncés dans les étriers, la housse est sillonnée de larges taches de sang ! Ô vaillant coursier ! Rapide comme la flèche ! tu as emporté ton maître du combat. Mais la balle ennemie d’un Circassien l’a frappé dans l’ombre.

 

XIV.

 

Toute la famille de Gudal pleure, se lamente et une grande foule s’attroupe dans la cour. Quel est ce cheval emporté qui vient de s’abattre ? quel est ce cadavre étendu sur le seuil de la porte ? quel est ce cavalier sans vie ? Les plis de son front basané ont conservé la trace d’une alarme guerrière ; ses armes et ses vêtements sont souillés de sang ; dans une dernière étreinte nerveuse sa main s’est raidie sur la crinière. Ô fiancée ! Ton regard n’a pas attendu longtemps ton jeune promis ! Il a tenu sa parole de prince et il est accouru au festin nuptial ! Mais, hélas ! Jamais plus il ne remontera sur son rapide coursier.

 

XV.

 

La colère divine a fondu comme la foudre au milieu de cette famille qui ne connaissait point encore le malheur. La pauvre Tamara s’est jetée sur sa couche en sanglotant, ses larmes coulent avec abondance, et son sein gonflé se soulève péniblement !… tout à coup au-dessus d’elle une voix surnaturelle se fait entendre : « Ne pleure pas enfant, ne pleure pas en vain ; tes larmes ne peuvent tomber sur ce cadavre muet comme une rosée vivifiante ; les larmes ne peuvent que ternir le regard limpide des jeunes filles et creuser leurs joues. Il est bien loin déjà ; il ne connaîtra point ta douleur et ne pourra l’apprécier ; la lumière céleste réjouit maintenant ses yeux qui n’ont plus rien de ce monde et il n’entend plus que les concerts du paradis. Que sont les rêves insignifiants de la vie, et les gémissements et les larmes d’une pauvre fille, pour un hôte des cieux ? Rien. Non ! le sort d’une créature mortelle, crois-moi, mon ange terrestre, ne vaut pas un seul instant de ta chère tristesse. À travers les océans éthérés sans gouvernail et sans voiles, les chœurs des astres brillants voguent doucement au milieu des vapeurs ; dans les espaces infinis des cieux, les groupes floconneux des nuages impalpables passent sans laisser de trace ; l’heure de la séparation, l’heure du retour, n’ont pour eux ni joie ni tristesse ; pour eux l’avenir est vide de désirs et le passé sans regret. En ce jour d’affreux malheurs souviens-toi d’eux, bannis toute pensée terrestre, et comme eux, écarte de toi tout souci : dès que la nuit enveloppera de son ombre les sommets du Caucase ; dès que sous la puissance d’une voix magique, le monde charmé se taira ; dès que la brise du soir agitera sur les rochers l’herbe fanée, que les petits oiseaux cachés sous elle sautilleront plus gaiement dans l’ombre, et que sous les branches de la vigne la fleur des nuits s’épanouira pour boire avidement la rosée céleste ; dès que la lune argentée montera lentement derrière la montagne et jettera sur toi ses regards indiscrets, je volerai aussitôt vers toi, je serai ton hôte jusqu’au jour et sur tes paupières aux cils soyeux je ferai éclore des songes d’or. »

 

XVI.

 

La voix se tut ; et dans le lointain les sons s’éteignirent doucement l’un après l’autre. Tamara se lève en sursaut et regarde autour d’elle. Une agitation indicible fait battre son cœur. C’est de la douleur, de l’effroi, un élan d’enthousiasme ; — rien ne peut être comparé à cela. Tous les sentiments fermentent en elle, l’âme a brisé ses liens ; le feu court dans ses veines. Cette voix nouvelle et admirable semble encore résonner auprès d’elle. Vers le matin seulement le sommeil désiré vint fermer ses yeux fatigués.

Mais alors son esprit fut agité par un rêve étrange et prophétique : un nouveau venu sombre et silencieux, resplendissant d’une beauté immortelle, se penchait vers son chevet et son regard se fixait sur elle avec un tel amour, une telle tristesse, qu’il semblait avoir pitié d’elle. Ce n’était point un ange des cieux, ni son divin gardien ; l’auréole aux rayons lumineux ne se mêlait point aux boucles de sa chevelure ; ce n’était point l’esprit méchant de l’enfer ni un martyr du vice. Oh non ! Il avait la douce clarté d’un beau soir, qui n’est ni le jour ni la nuit, ni les ténèbres ni la lumière !…

 

 

DEUXIÈME PARTIE

 

I.

 

« Ô Père ! Ô Père ! cesse tes reproches ; ne gronde pas ta Tamara. Tu vois ses larmes ? Hélas ! ce ne sont pas les premières ! Je ne serai la femme de personne !… Dis à ceux qui demandent ma main, que mon époux repose dans la terre humide et que je ne puis donner mon cœur ! Depuis le jour où nous ensevelîmes son cadavre sanglant dans la montagne, un esprit perfide me poursuit avec une vision que je ne puis écarter et au milieu du calme des nuits, des songes tristes et étranges viennent jeter le trouble en moi. Mes pensées et mes paroles s’égarent confusément ; une flamme emplit tout mon sang ; je me dessèche et me flétris de jour en jour. Ô mon père ! Mon âme souffre ! Aie pitié de moi ! Livre au saint lieu ta fille déraisonnable ; là, je serai sous la protection du Sauveur et à ses pieds j’épancherai ma douleur. Ici-bas, il n’y a déjà plus de joie pour moi… Que bientôt à l’ombre paisible des autels, une sombre cellule se referme sur moi, comme une tombe. »

 

II.

 

Et sa famille l’a transportée dans un couvent solitaire, où ses jeunes épaules furent recouvertes d’un humble cilice. Mais sous la robe monastique comme sous la soie aux mille couleurs, son cœur luttait avec la vision impie. Au pieds des autels, sous l’éclat des lumières, aux heures du chant solennel, au milieu de la prière, souvent une voix connue venait résonner à son oreille. Sous la voûte obscure du temple une image qu’elle connaissait bien glissait de temps à autre sans bruit et sans laisser de trace. Elle rayonnait doucement comme une étoile à travers la fumée transparente de l’encens, lui faisait signe de la main et l’appelait : Mais où ?…

 

III.

 

Le pieux couvent était caché entre deux collines et en lieu frais ; des platanes d’Orient, des rangées de peupliers l’entouraient de tous côtés, et parfois, quand la nuit descendait dans les défilés de la montagne, la lumière de la lampe de la jeune religieuse, passant à travers les fenêtres de sa cellule, venait se jouer au milieu d’eux. Tout autour, à l’ombre des amandiers, auprès de la sombre rangée de croix qui protègent les tombes muettes, les chœurs des petits oiseaux entonnaient de doux concerts. Des sources à l’onde fraîche couraient en murmurant sur les rochers, puis se réunissaient dans le défilé et roulaient plus loin entre les buissons couverts des fleurs du givre.

 

IV.

 

Vers le Nord se dressaient les montagnes. Lorsqu’aux lueurs de l’aurore matinale, une vapeur bleuâtre monte des profondeurs de la vallée ; lorsque le muezzin tourné vers l’Orient invite à la prière, et que la voix sonore de la cloche réveille l’habitation ; à cette heure calme et recueillie où les jeunes Géorgiennes descendent la montagne escarpée et vont avec leurs longues cruches, puiser de l’eau, les sommets de la chaîne neigeuse se dessinaient dans le ciel pur comme un mur violet tendre et au coucher du soleil semblaient se couvrir d’un vêtement de pourpre. Au milieu d’eux, le Kazbek traversant les nuages, les dépassait de toute la tête, comme le roi puissant du Caucase en turban et en long manteau de soie.

 

V.

 

Mais le cœur de Tamara, plein d’une pensée profane, est insensible aux extases pures. Pour elle tout l’univers est couvert d’une teinte sombre, et tout y est pour son âme une cause de souffrance, et la lumière du jour et les ténèbres de la nuit. Aussi, dès que la fraîcheur du soir vient endormir la terre, elle se prosterne devant l’image de son Dieu et fond en larmes. Ses sanglots déchirants au milieu du silence de la nuit troublent l’imagination du voyageur, qui, croyant entendre les gémissements de quelque esprit de la montagne, enchaîné dans une de ses cavernes, prête à peine l’oreille et hâte sa monture épuisée.

 

VI.

 

Tamara triste, agitée par la fièvre, vient souvent s’asseoir auprès de la fenêtre. Là, seule, irrésolue, elle regarde au loin avec un œil attentif, soupire, et attend !… Une voix murmure à son oreille : « Il viendra. » Ce n’était pas en vain qu’il lui apparaissait avec des yeux pleins d’une tristesse douce et des paroles de sublime tendresse : Depuis longtemps déjà elle s’épuise sans savoir pourquoi. Veut-elle prier les saintes ? c’est à lui que son cœur s’adresse ; accablée par cette lutte incessante se penche-t-elle sur sa couche, son oreiller la brûle, elle suffoque horriblement, s’éveille en sursaut et frissonne ; ses épaules et sa gorge sont enflammées, elle peut à peine respirer, ses yeux s’obscurcissent, ses bras étendus cherchent avec passion un être imaginaire, tandis que des baisers expirent sur ses lèvres…

 

VII.

 

Le brouillard du soir a déjà couvert de ses vapeurs légères les collines de la Géorgie, et fidèle à sa douce habitude, le démon a dirigé son vol vers le couvent. Mais bien longtemps il n’osa violer ce paisible asile de la vertu. Il y eut même un moment où il parut prêt à abandonner ses affreux projets. Il errait mélancoliquement autour des murs élevés et ses pas, plus légers que le vent, faisaient doucement frissonner les feuilles dans l’ombre. Puis il levait les yeux vers cette fenêtre, qu’illuminait l’éclat de la lampe. C’est là qu’elle attendait depuis si longtemps. Soudain, au milieu de ce silence universel, une harpe harmonieuse vibra et des chants sonores résonnèrent ; ces sons semblaient se suivre avec mesure comme coulent des pleurs. C’était une mélodie si tendre, qu’elle paraissait avoir été composée au ciel pour la terre. On aurait dit un ange descendu ici-bas mystérieusement, qui venait en visiter un autre oublié et qui lui parlait du passé, afin d’adoucir sa souffrance ! Et le démon comprit alors pour la première fois les douleurs et les agitations de l’amour. Effrayé, il veut s’éloigner ; mais ses ailes restent immobiles ! et ô prodige ! une larme roule lentement de ses yeux obscurcis !…

On voit encore près de cette cellule une pierre que cette larme brûlante a traversée comme une flamme et ce n’était point une larme humaine !

 

VIII.

 

Le démon entre, il est prêt à aimer, et son âme est tout ouverte au bien. Il croit que le moment désiré pour essayer d’une vie nouvelle est venu. Les palpitations de l’attente, les craintes de l’incertitude demeurent pour lui sans voix et sans puissance ; elles ont reconnu tout d’abord une âme pleine de fierté. Il entre, regarde ; devant lui se dresse l’envoyé du ciel ; c’est le chérubin qui veille sur la belle pécheresse : son visage rayonne d’un sourire plein de sérénité et son aile la protège contre l’ennemi. Un instant son regard impie fut ébloui par l’éclat de la lumière divine, et au lieu du doux accueil qu’il espérait, il entendit éclater de pénibles reproches.

 

IX.

 

« Esprit turbulent, démon du vice, qui t’a appelé au milieu des ténèbres de la nuit ? Tes adorateurs n’habitent point ces lieux et jusqu’à présent le souffle du mal n’a point pénétré ici ; ne viens point souiller de ton pas impie cet asile de mon amour et de ma sainteté ! qui t’a appelé ?…

L’esprit méchant lui répond par un sourire perfide, son regard s’enflamme de jalousie et de nouveau le poison de la vieille haine a embrasé son âme : « Elle est à moi, dit-il d’une voix dure ; laisse-la ; elle est à moi ; tu as paru trop tard pour la défendre, tu n’es ni mon juge ni le sien et, sur ce cœur plein d’élévation, j’ai posé mon empreinte ; ici il ne reste plus rien de ta sainteté ; ici je règne et j’aime. » L’ange alors abaissa ses yeux pleins de douleur sur la pauvre victime, et déployant lentement ses ailes, disparut dans les sphères célestes.

 

X.

 

TAMARA.

 

Qui es-tu ? Tes paroles sont dangereuses ! Qui t’envoie vers moi ; le ciel ou l’enfer ? Que me veux-tu ?

 

LE DÉMON.

 

Que tu es belle !

 

TAMARA.

 

Mais parle ; qui es-tu ? Réponds ?

 

LE DÉMON.

 

Je suis celui que tu écoutais dans le calme des nuits ; celui dont la pensée parlait doucement à ton âme ; celui dont tu voyais l’image dans tes songes et dont tu devinais la tristesse avec peine. Je suis celui qui tue l’espérance dès qu’elle naît dans un cœur. Je suis celui que personne n’aime et que tout être vivant maudit. L’espace et les années ne sont rien pour moi. Je suis le fléau de mes esclaves de la terre : je suis le roi de la science et de la liberté ; je suis l’ennemi des cieux et le mal de la nature et tu vois je suis à tes pieds ! Je t’apporte une humble et douce prière d’amour, ma première souffrance ici-bas et mes premières larmes. Oh ! mais par pitié, écoute, tu pourrais avec une de tes paroles me rendre au bien et me rouvrir les cieux ; resplendissant de ton chaste amour je reparaîtrais là, comme un nouvel ange dans l’éclat nouveau ; mais écoute je t’en supplie, je suis ton esclave et je t’aime ! Dès que je t’ai vue, soudain au fond de moi-même, j’ai détesté l’immortalité et ma puissance et j’ai envié malgré moi les joies incomplètes de la terre. Ne pas vivre comme toi serait une souffrance pour moi, et ce serait affreux que de vivre séparé de toi. Dans mon cœur insensible, une flamme inattendue s’est rallumée avec plus de force ; et j’ai senti l’aiguillon de mes anciennes blessures se réveiller au fond de moi-même comme un serpent. Sans toi qu’est pour moi l’éternité ? Que sont mes domaines infinis ? des paroles résonnant dans le vide ; un temple immense sans divinité !

 

TAMARA.

 

Laisse-moi, esprit perfide ! tais-toi, je ne crois point aux discours d’un ennemi. Mon Dieu ! hélas, je ne puis plus vous prier ! Un poison funeste s’empare de mon esprit affaibli. Écoute ! tu me perdras, tes paroles c’est du feu, c’est un philtre empoisonné… Dis ? pourquoi m’aimes-tu ?

 

LE DÉMON.

 

Pourquoi ma belle ? hélas ! je ne sais ; plein d’une vie nouvelle, j’ai fièrement arraché de ma tête criminelle ma couronne d’infamie, et j’ai jeté tout le passé dans la poussière. Mon paradis et mon enfer sont dans tes yeux ! Je t’aime d’un amour qui n’a rien de terrestre et comme tu ne pourrais aimer toi-même. Je t’aime avec tout l’enivrement et la puissance de la pensée et du rêve immortels. Dès le commencement du monde ton image fut gravée dans mon âme ; elle se montrait à moi dans les immensités désertes de l’espace. Depuis longtemps ton nom agitait mon esprit et résonnait doucement en moi. Aux jours heureux du paradis, toi seule me manquait. Oh ! si tu pouvais comprendre ce qu’il y a d’amère douleur dans une vie sans fin et toute sans partage. Jouir, souffrir, mais ne jamais attendre d’éloges pour le mal et jamais de récompense pour le bien. Vivre pour soi seul ; être un objet d’ennui pour soi-même ; et traverser cette éternelle lutte sans noblesse et sans espoir de réconciliation. Toujours regretter et ne rien désirer : tout savoir, tout ressentir, tout voir, détester tout ce qui est contraire à mes désirs et tout mépriser dans le monde. Du jour où la malédiction divine m’a frappé, les embrasements passionnés de la nature se sont éternellement refroidis pour moi. Les espaces s’étendaient à l’infini devant mes yeux ; je voyais les astres, qui m’étaient connus depuis si longtemps, couverts de leurs parures nuptiales, glisser doucement devant moi, portant des couronnes d’or : Mais hélas ! Aucun ne reconnaissait son ancien frère ! Dans mon désespoir je me mis à appeler des proscrits semblables à moi ; mais moi-même de mon regard méchant je ne pouvais plus reconnaître ni leurs visages ni leurs voix. Alors effrayé j’agitai mes ailes et me mis à courir rapidement, mais où ? pourquoi ? je ne le sais. Mes anciens frères m’avaient repoussé et comme l’Éden, le monde entier devint pour moi sombre et muet ; j’étais comme une barque brisée, sans gouvernail et sans voiles, qui nage follement au caprice des courants et des flots et ne sait où elle va ; ou comme un flocon de nuage orageux qui, au lever du jour, se montre comme un point noir dans l’horizon azuré, et n’osant s’arrêter nulle part, erre seul, sans but et sans laisser de trace. Dieu seul sait d’où il vient et où il va. Mais je ne pus gouverner longtemps les hommes et leur apprendre longtemps le péché ; il me fut impossible de diffamer longtemps tout ce qui était noble et de blasphémer tout ce qui était beau : facilement je rallumai pour toujours en eux les ardeurs de la foi pure. Étaient-ils dignes de mes efforts ces sots et ces hypocrites ? Je me cachai alors dans les défilés des montagnes et me mis à errer comme un météore au milieu des ténèbres d’une nuit profonde. Le voyageur isolé, égaré par ce feu follet qui voltigeait devant lui, roulait au fond des précipices avec sa monture et appelait en vain à son secours !… Et le sillon sanglant de sa chute se tordait sur le rocher. Mais les plaisirs du mal ne me plurent pas longtemps. Que de fois dans ma lutte avec l’ouragan puissant, au milieu des tourbillons de poussière, enveloppé d’éclairs et de vapeurs, je m’élançai avec fracas dans les nuages ; j’aurais voulu pouvoir dans la foule des éléments révoltés, étouffer les murmures de mon cœur ; échapper à la pensée inévitable et oublier ce qui ne pouvait être oublié. Que peut être le récit des pertes douloureuses, des fatigues et des maux, des générations passées et futures de la race humaine, en présence d’un seul instant de mes souffrances inconnues ? Que sont les hommes, que sont leur vie et leurs peines ? Elles ont passé, elles passeront ; l’espérance leur reste ; un jugement équitable les attend et à côté du jugement reste encore le pardon ! Ma douleur à moi est constamment là et comme moi elle ne finira jamais et ne trouvera jamais le sommeil de la tombe ! tantôt elle se glisse en moi comme un serpent ; tantôt elle me brûle et luit comme une flamme ; tantôt elle pèse sur ma pensée comme le lourd rocher des passions et des espérances perdues. Mausolée indestructible !

 

TAMARA.

 

Pourquoi me faire connaître tes souffrances ? Pourquoi te plains-tu à moi ? tu as péché !…

 

LE DÉMON.

 

Est-ce contre toi ?

 

TAMARA.

 

On peut nous entendre :

 

LE DÉMON.

 

Nous sommes seuls ;

 

TAMARA.

 

Et Dieu !

 

LE DÉMON.

 

Il ne daignera pas jeter un regard sur nous ; il s’occupe des cieux et non de la terre.

 

TAMARA.

 

Et le châtiment et les tortures de l’enfer ?

 

LE DÉMON.

 

Que te fait cela ? tu seras là avec moi !

 

TAMARA.

 

Qui que tu sois, toi que le hasard a fait mon ami, tu as perdu mon repos pour toujours ; et moi ta victime je t’écoute malgré moi-même avec un plaisir secret. Mais si tes paroles sont mensongères, si tu veux me tromper, oh ! aie pitié de moi ! Quelle gloire y trouverais-tu ? Pourquoi veux-tu posséder mon âme ? Est-ce que je suis préférable à toutes celles qui n’ont pas été remarquées par toi aux cieux ? Cependant elles sont bien belles aussi et comme en ce lieu aucune main mortelle n’a encore profané leur couche virginale ! Non ! fais-moi un serment irrévocable. — Dis, tu vois, je souffre ! Tu vois ce que rêve une pauvre femme ! Sans le vouloir tu entretiens la peur en moi ; mais tu as tout compris, tu sais tout, et certainement tu auras pitié de moi ! Jure-moi, fais-moi serment de renoncer dès à présent à tes mauvais desseins ! Est-ce qu’il n’y a déjà, plus de serments et de promesses inviolables ?

 

LE DÉMON.

 

Je jure par le premier jour de la création ; je jure par son dernier jour ; je jure par l’opprobre du crime et par le triomphe de la vérité éternelle ; je jure par l’horrible souffrance de la chute et par la joie bien courte de la victoire. Je jure par notre rencontre et par la séparation qui nous menace de nouveau. Je jure par la foule des esprits, par le sort de mes frères qui me sont soumis, par les glaives sans tache des anges mes ennemis vigilants ; je jure par le ciel et l’enfer, par ce qu’il y a de plus sacré sur la terre et par toi ; je jure par ton dernier regard, par ta première larme, par l’haleine de ta bouche si pure et par les boucles de ta chevelure soyeuse ; je jure par la félicité et la douleur ; je jure par mon amour, — je renonce à mes vieilles rancunes ; je renonce à mes pensées d’orgueil ; dès maintenant le poison de la flatterie trompeuse ne viendra plus agiter mon esprit. Je veux aimer ; je veux prier ; je veux croire au bien ; avec les larmes du repentir j’effacerai sur mon visage digne de toi, les marques du feu céleste ; et que désormais l’univers tranquille croisse dans l’ignorance sans moi. Oh ! crois moi ! Moi seul jusqu’à ce jour t’ai comprise et appréciée. En te choisissant pour mon sanctuaire, j’ai déposé ma puissance à tes pieds. J’attends ton amour comme un don et je te donnerai l’éternité pour un regard. Dans l’amour comme dans l’aversion, crois-moi Tamara : je suis immuable et grand. Moi, fils libre de l’espace, je t’emporterai dans les régions qui planent au-dessus des étoiles et tu seras la reine du monde, ma première compagne. Sans regrets, sans désirs, tes yeux regarderont cette terre où il n’y a ni bonheur vrai, ni beauté durable, où l’on ne voit que crimes et châtiments, où la passion mesquine peut seule vivre et où on ne sait pas sans crainte haïr ou aimer. Ignores-tu ce que c’est que l’amour passager des hommes ? Un sang jeune qui fermente ! Mais les jours passent et le sang se refroidit. Quel est celui qui peut rester fidèle pendant la séparation et ne pas céder aux attraits de la beauté nouvelle ? Quel est celui qui peut résister à la fatigue, à l’ennui, aux caprices de l’imagination ? Non, mon amie, sache-le bien, ta destinée n’est point de te flétrir en silence dans un cercle aussi étroit, esclave d’une jalousie grossière, parmi des hommes froids et pusillanimes, parmi de faux amis et des ennemis, au milieu de craintes et d’espérances sans fin, de peines lourdes et sans but. Tu ne dois point t’éteindre tristement, derrière ces murs élevés, sans avoir connu l’amour, toujours en prières, également loin de Dieu et des hommes. Oh non ! admirable créature, tu as une autre destinée ; tu es réservée pour d’autres souffrances et pour des extases autrement sublimes. Laisse donc tes premiers désirs et abandonne cette terre méprisable à son sort : En échange je t’ouvrirai les abîmes des plus profondes sciences ; j’amènerai à tes pieds les nombreux esprits qui me servent et je te donnerai, ma belle, des servantes légères comme des fées. Pour toi j’arracherai à l’étoile d’Orient sa couronne d’or ; je cueillerai sur les fleurs la rosée des nuits et je répandrai sur toi cette rosée. Avec un rayon pourpre du soleil couchant, j’entourerai ta taille comme avec une écharpe ; avec la senteur des parfums les plus purs j’embaumerai l’air qui t’environne ; sans cesse je caresserai tes oreilles avec une mélodie admirable, je te bâtirai des palais somptueux d’ambre et de turquoise ; je descendrai pour toi jusqu’au fond des mers ; je volerai au-dessus des nuages ; je te donnerai tout, tout ce qui est sur la terre ; Aime-moi !…

 

XI.

 

Et doucement, il appuya sa bouche pleine de feu sur ses lèvres tremblantes. Il répondait à ses prières par des paroles pleines de séduction et son regard, plongeant jusqu’au fond de ses yeux, l’enflammait. Dans l’obscurité de la nuit, il étincelait devant elle, inévitable comme la lame d’un poignard !… Hélas ! L’esprit du mal triompha. Le poison mortel de ses baisers a pénétré en un instant dans son sein et un cri terrible de souffrance a troublé le silence de la nuit !…

 Dans ce cri il y avait de tout, de l’amour, de la douleur, un reproche avec une dernière prière, un adieu sans espoir, un adieu en pleine jeunesse !…

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

XII.

 

Pendant ce temps, le veilleur de nuit exécutait seul et lentement autour des grands murs, sa ronde ordinaire. Il allait de tous côtés, agitant sa crécelle de fer[8] ; mais en arrivant à hauteur de la cellule de la jeune novice, il assourdit la cadence de son pas et l’âme troublée, s’arrêta, la main sur son instrument. Au milieu du silence environnant, il crut entendre deux bouches échangeant des baisers, puis un cri étouffé, suivi d’un faible gémissement. Un doute impie traversa le cœur du vieillard. Mais un moment s’écoula et tout redevint calme. On n’entendit plus que le souffle de la brise, apportant de loin le murmure des feuilles et le ruisseau de la montagne qui bruissait tristement sur ses rives sombres. Le vieillard dans sa peur se hâta de lire son livre de prières, afin d’éloigner de sa pensée pécheresse les tentations de l’esprit du mal ; il se signait rapidement de ses doigts tremblants ; puis silencieux, agité par une vision, il se mit à précipiter son pas et continua sa ronde habituelle !…

 

XIII.

 

Couchée dans son cercueil, elle ressemble à une gracieuse péri qui vient de s’endormir. Son visage pâle et sombre est plus pur que le linceul qui l’enveloppe. Ses paupières se sont abaissées pour toujours. Mais ô ciel ! Ne dirait-on pas que sous elles ce merveilleux regard sommeille seulement et semble attendre un baiser ou le retour du jour ! Non ; inutilement les rayons lumineux se glissent entre elles comme un fil d’or ; en vain sa famille, pleine d’une muette douleur, vient couvrir sa bouche de baisers ; non ! la mort a mis sur elle son empreinte éternelle et rien n’est assez puissant pour l’arracher de ses bras. Et toute cette nature dans laquelle naguère la vie ardente et pleine d’énergie parlait si distinctement aux sens, n’est plus maintenant qu’une vaine poussière. Un sourire étrange à peine éclos sur ses lèvres s’y était arrêté ; l’expression douloureuse de ce sourire était sombre comme la tombe elle-même. Que signifiait-il ? se raillait-il de la destinée, ou accusait-il un doute insurmontable ? Exprimait-il un froid dédain de la vie ou une colère audacieuse contrôle ciel ? Comment le savoir ? Sa signification est à jamais perdue pour le monde. Mais il attire involontairement les yeux, comme le dessin d’une inscription antique, où peut-être, sous des caractères bizarres, se cache l’histoire des temps passés. Maxime de grande sagesse indéchiffrable ! Trace oubliée de pensées profondes !…

Longtemps l’ange de la destruction respecta la dépouille de la pauvre victime et ses traits conservèrent cette beauté que garde un marbre sans expression, privé d’animation et de sentiment, mystérieux comme la mort même. Jamais aux jours les plus gais, la parure de fête de Tamara ne fut aussi variée en couleurs, ne fut aussi riche. Les fleurs du vallon chéri qui la vit naître, selon l’antique coutume, exhalaient sur elle leurs parfums et serrées dans sa froide main, semblaient avec elle dire adieu à ce monde…

 

XIV.

 

Ses parents, ses voisins se sont déjà réunis pour le triste voyage. Le vieux Gudal arrache ses cheveux gris, frappe sa poitrine en silence et pour la dernière fois monte sur son coursier à la blanche crinière, et le cortège se met en route !… Le voyage doit durer trois jours et trois nuits. C’est auprès des ossements de ses aïeux qu’on a creusé pour elle un lieu de repos…

Un des ancêtres de Gudal qui avait passé sa vie à piller les voyageurs et les villages, se trouvant enchaîné par la maladie, fit vœu dans un moment de repentir, de bâtir une église en expiation de ses péchés passés, sur le haut des rochers granitiques, où l’on n’entend que le sifflement du chasse-neige et où on ne voit voler que les vautours. Bientôt un temple solitaire s’éleva au milieu des neiges du Kazbek et les ossements de ce méchant homme trouvèrent là un asile où reposer. Le roc ami des nuages se transforma en cimetière ; comme si en rapprochant sa tombe des cieux elle devait être moins froide et comme si plus loin des hommes son dernier sommeil devait être moins troublé… Mesure inutile ; les morts ne doivent plus ressentir ni la joie ni la tristesse des jours passés.

 

XV.

 

Dans les espaces azurés, un des anges de Dieu volait en agitant ses ailes d’or ; et dans ses bras il emportait de la terre une âme pécheresse. Avec de douces paroles d’espérance il dissipait ses doutes, et de ses larmes il effaçait en elle les traces de l’opprobre et de la douleur. Les harmonies célestes, quoique de loin, arrivaient déjà vers aux. Tout à coup au milieu de l’espace libre, l’esprit des enfers surgit du fond de l’abîme. Il tourbillonnait avec fracas et brillait comme le sillon de l’éclair, puis avec une impudente fierté il répétait : « elle est à moi ; » la pauvre âme de Tamara se serra contre la poitrine de son gardien et se mit à prier pour calmer sa frayeur. En ce moment son avenir allait se décider ! Il reparaissait devant elle. Mais grand Dieu ! Qui l’aurait reconnu ? Quels regards méchants il fixait sur elle ! Comme on sentait qu’il était plein du poison mortel d’une colère inextinguible ! son visage immobile exhalait un froid sépulcral.

— « Disparais, esprit de doute et de ténèbres ; répondit le messager des cieux : tu as assez longtemps triomphé ; mais l’heure du jugement est venue, et que la sentence divine soit bénie ! Les jours de la tentation sont passés ; en quittant son enveloppe terrestre et périssable elle a secoué à jamais les chaînes du mal. Sache-le ! Depuis longtemps nous l’attendions ! Son âme était de celles dont la vie se compose d’un court instant de souffrances intolérables et de délices qu’on ne peut comprendre. Le Créateur les a tissées avec les cordes vivantes d’un meilleur monde ; elles ne sont point créées pour la terre et la terre n’est pas faite pour elles ; elle a expié ses doutes par d’atroces douleurs ; elle a souffert et aimé et le paradis lui est ouvert pour cet amour !

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Et l’ange, jetant sur le séducteur un regard sévère, agita ses ailes avec joie et disparut au milieu des cieux purs. Et le démon vaincu, maudissant ses rêves pleins de folie, comme autrefois resta seul dans l’univers, sans espérance et sans amour !…

Sur le penchant de la montagne, au-dessus de la vallée de Koïchaoursk s’élève encore une vieille ruine crénelée. Les traditions restent pleines de récits faits sur elle, avec lesquels on effraye les enfants. Ce monument muet qui fut le témoin de ces événements surnaturels se montre au milieu des arbres comme une sombre vision. En bas, s’éparpillent les maisons d’un village tartare ; la terre y est verdoyante et couverte de fleurs, et le bruit discordant de mille voix se perd au milieu de celui des caravanes dont on entend de loin résonner les clochettes. La rivière se précipite à travers les vapeurs, brille, écume ; tandis que la nature, semblable à un enfant insoucieux, joue avec la vie éternellement jeune, la fraîcheur, le soleil et le printemps.

Mais le château est triste et a fini de servir à son tour, comme un pauvre vieillard qui survit à ses amis et à sa famille chérie. Ses habitants invisibles attendent le lever de la lune. Alors libres et joyeux, ils se mettent à fredonner et courent de tous côtés. L’araignée grisâtre, nouvelle ermite, file la trame de ses toiles et une famille de lézards verts court gaiement sur les toits ; le serpent prudent sort de la fente obscure et vient ramper sur les dalles du vieux perron. Tantôt il s’enroule comme un triple anneau, tantôt il s’étend comme une longue raie et brille comme une épée d’acier, oubliée depuis longtemps sur un champ de bataille par un héros mourant à qui elle ne devait plus servir. Le tout est sauvage, et nulle part on ne retrouve la trace des années passées. La main des siècles s’est appliquée longtemps à les effacer et rien ne rappelle le nom de Gudal et celui de sa fille bien-aimée. Mais l’église, où leurs ossements sont ensevelis, protégée par une puissance sacrée se voit encore sur les rochers escarpés, à travers les nuages. Près de la porte s’élèvent comme des gardiens, des blocs de granit noir, couverts de neige ; et sur leur poitrine, au lieu de cuirasse, miroitent des glaces qui ne fondent jamais. Des masses écroulées dorment sur les saillies du rocher et pendent tout autour, menaçantes comme des chutes d’eau saisies subitement par le froid. Là, le chasse-neige fait sa ronde et balaye la poudre des murailles grises ; puis, faisant entendre ses longs sifflements, semble appeler les sentinelles. Les nuages seuls, apprenant qu’un temple nouveau et magnifique a été bâti dans cette contrée de l’Orient, s’y rendent en foule pour l’adoration ; et sur les dalles du tombeau de famille, déjà depuis longtemps personne ne vient plus gémir. Le rocher sombre du Kazbek garde avidement sa proie et le murmure de l’homme ne trouble jamais leur éternel repos.

 

 

FIN.

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave en association avec Ebooks Libres et Gratuits ; déposé sur Wikisource en avril 2007 et sur le site de la Bibliothèque le 21 juin 2011.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Le Kasbek est un des pics les plus élevés du Caucase.

[2] Le Darial, torrent du Caucase.

[3] Le Terek, rivière du Caucase.

[4] L'Arachva est une rivière de la Géorgie.

[5] Instrument à corde ; espèce de viole.

[6] Sorte de tambour de basque.

[7] Pays du Caucase renommé pour ses bons chevaux.

[8] Instrument en fer qu'agitent autour du couvent les veilleurs de nuit pour constater leur passage.